Ce lundi 2 juin 2025, la France a perdu l’une de ses figures intellectuelles majeures avec le décès de Pierre Nora, historien, éditeur et membre de l’Académie française, à l’âge de 93 ans. Connu pour son œuvre monumentale *Les Lieux de mémoire* et son rôle déterminant dans le paysage éditorial français, Pierre Nora laisse un héritage qui continuera d’éclairer la compréhension de l’identité et de la mémoire collective française.
Un historien de l’âme française
Né le 17 novembre 1931 à Paris, dans une famille de la grande bourgeoisie juive, Pierre Nora a marqué l’histoire intellectuelle française par sa capacité à penser la nation à travers ses symboles, ses institutions et ses récits. Son œuvre majeure, *Les Lieux de mémoire*, publiée en trois tomes entre 1984 et 1992 (*La République*, *La Nation*, *Les France*), a révolutionné l’étude de la mémoire nationale. Comme il l’expliquait en 1984, « J’ai voulu étudier la mémoire nationale et, plutôt que de faire des généralités, il m’a paru plus excitant d’étudier les lieux – emblèmes, symboles, musées, archives, institutions – où elle s’est condensée et exprimée. » Cette somme, rédigée par une centaine d’historiens sous sa direction, explore des sujets aussi variés que le Panthéon, le Tour de France, le Code civil ou les funérailles de Victor Hugo, faisant émerger ce que l’historien René Rémond qualifia de « nouvel objet d’histoire ».
Pierre Nora, souvent décrit comme un « déchiffreur de l’identité française », s’est attaché à penser la nation sans verser dans le nationalisme. Ses travaux ont mis en lumière les tensions entre histoire et mémoire, tout en s’opposant à ce qu’il nommait la « dérive mémorielle », marquée par un passage de la mémoire collective à l’identitaire. En 2005, il lançait la pétition « Liberté pour l’histoire », défendant la liberté d’expression des historiens face aux lois mémorielles, qu’il jugeait contraires à une approche scientifique de l’histoire. « Ce n’est pas au juge ni au législateur de dire l’Histoire », affirmait-il avec conviction.
Un éditeur visionnaire
Parallèlement à sa carrière d’historien, Pierre Nora a profondément influencé le monde de l’édition française. Entré chez Éditions Julliard en 1964, où il crée la collection « Archives », il rejoint l’année suivante les Éditions Gallimard, où il développe le secteur des sciences humaines. Sous sa direction, des collections prestigieuses comme la « Bibliothèque des sciences humaines » (1966), la « Bibliothèque des histoires » (1970) et la collection « Témoins » (1967) voient le jour. Ces collections ont accueilli des œuvres majeures de figures comme Raymond Aron, Michel Foucault, Georges Duby, Jacques Le Goff, François Furet ou encore Ernst Kantorowicz, contribuant à faire de Gallimard une référence mondiale en sciences humaines.
Nora, éditeur éclectique, n’hésitait pas à faire des choix audacieux. Il refusa de publier les « nouveaux philosophes », qu’il jugeait intellectuellement faibles, et déclina en 1997 la traduction de *L’Âge des extrêmes* de l’historien marxiste Eric Hobsbawm, invoquant un contexte idéologique hostile au communisme en France. Ce choix lui valut des critiques, notamment de l’historien Perry Anderson, qui l’accusa de « maccarthysme éditorial ». Pourtant, Nora défendait une vision rigoureuse et indépendante, loin des modes passagères.
Une voix publique et un engagement citoyen
Fondateur en 1980 de la revue *Le Débat* avec le philosophe Marcel Gauchet, Pierre Nora a cherché à renouveler la réflexion intellectuelle en France, dans la lignée de penseurs comme Raymond Aron et François Furet, son grand ami et beau-frère. Cette revue, qui s’imposa comme un espace de débat libéral, ambitionnait de dépasser les clivages idéologiques hérités du marxisme et du « catéchisme révolutionnaire » dominant après 1945. En 2022, il confiait toutefois avec lucidité : « Lorsque j’ai créé *Le Débat*, je me trompais en croyant à un apaisement des radicalités. »
Membre de l’Académie française depuis 2001, où il succéda à Michel Droit, Pierre Nora y incarna une figure d’intellectuel exigeant, accueillant plus tard des confrères comme Alain Finkielkraut et Antoine Compagnon. Son discours de réception, marqué par un geste mémorable en l’honneur de son identité juive – il fit graver une étoile de David sur son épée d’académicien –, témoignait de son attachement à une judéité intellectuelle, définie par « la contribution juive au monde, qui relève plus de l’esprit que de l’armement ».
Réactions et hommages
La disparition de Pierre Nora a suscité une vague d’émotion en France. La ministre de la Culture, Rachida Dati, a salué sur X un « cartographe de la France et de la façon dont les souvenirs bâtissent notre identité commune ». Yaël Braun-Pivet, présidente de l’Assemblée nationale, a écrit : « Pierre Nora lisait la nation comme d’autres lisent un poème : à la lumière de ses silences et de ses symboles. » Sur les réseaux sociaux, des voix comme celle de Nathalie Lanzi, ancienne étudiante de Nora, ont évoqué un professeur qui rendait l’histoire « vivante » et essentielle à la démocratie.
Anne Sinclair, compagne de Pierre Nora depuis 2012, a annoncé son décès dans un communiqué émouvant, relayé par son neveu Olivier Nora. Cette perte marque la fin d’une époque pour la vie intellectuelle française, mais l’œuvre de Pierre Nora, à travers *Les Lieux de mémoire* et son héritage éditorial, continuera d’irriguer la réflexion sur l’histoire et l’identité de la France.
Sources : Le Figaro, Le Monde, Le Point, Huffington Post
